Le 24 avril 2015, la Cour suprême du Canada a rendu son jugement dans l’affaire Association des parents de l’école Rose-des-Vents c. Colombie-Britannique. Ce jugement unanime énonce des principes cruciaux pour les droits garantis à l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés.
La Cour commence par définir les véritables enjeux de cette affaire, signalant qu’elle « met en lumière une nouvelle génération de questions liées aux droits à l’instruction dans la langue de la minorité » [§ 1]. « Au lieu de mettre l’accent sur le droit initial d’un groupe à un certain niveau de services d’enseignement dans la langue de la minorité, [l’affaire] soulève la question de savoir comment un tribunal peut décider si un groupe reçoit, dans les faits, les services auxquels il a droit. » [§ 2]
La Cour considère qu’il est bien établi que, lorsque le nombre d’enfants de titulaires de droits justifie le plus haut niveau de services prévu à l’article 23 de la Charte, ces titulaires de droits doivent bénéficier d’une instruction et d’établissements d’enseignement de qualité équivalente à ceux offerts à la majorité de langue officielle de la province ou du territoire en question. Cela dit, elle énonce les trois questions auxquelles elle doit répondre.
Comment un tribunal doit-il évaluer le rapport d’équivalence réelle entre un établissement scolaire de la minorité et des établissements scolaires de la majorité pour déterminer si cet établissement respecte l’article 23 de la Charte?
- Il faut mettre l’accent sur l’équivalence réelle plutôt que sur les coûts par personne ou d’autres indicateurs abstraits. En effet, la preuve indique que le Conseil scolaire francophone de la C.-B. reçoit 15 % de plus par élève en financement opérationnel de la province, mais « aucune somme précise par personne ne pourra satisfaire aux exigences de l’art. 23 dans un cas donné. En revanche, ce qui est primordial, c’est que l’expérience éducative des enfants de titulaires des droits garantis par l’art. 23 […] soit de qualité réellement semblable à l’expérience éducative des élèves de la majorité linguistique » [§ 33].
- Il faut adopter le point de vue des titulaires de droits. « Des parents raisonnables […] seraient-ils dissuadés d’envoyer leurs enfants dans une école de la minorité linguistique parce que l’école est véritablement inférieure à une école de la majorité linguistique où ils peuvent les inscrire? Dans l’affirmative, l’objet de cette disposition réparatrice est menacé. Si l’expérience éducative, prise globalement, est suffisamment supérieure dans les écoles de la majorité linguistique, ce fait pourrait affaiblir la volonté des parents de faire instruire leurs enfants dans la langue de la minorité, ce qui, du coup, risque d’entraîner l’assimilation. » [§ 35]
- Il faut avoir une vision locale, puisque c’est la collectivité locale qui bénéficie des avantages linguistiques et culturels d’un enseignement dans la langue de la minorité. « Ainsi, le groupe de comparaison qui conviendra généralement à l’évaluation de l’équivalence réelle d’une école de la minorité linguistique sera constitué des écoles avoisinantes de la majorité linguistique qui représentent une solution de rechange réaliste pour les titulaires de droits. » [§ 37]
- La comparaison doit être de nature contextuelle et holistique. Elle doit tenir compte « non seulement des installations matérielles, mais aussi de plusieurs autres facteurs, y compris la qualité de l’instruction, les résultats scolaires, les activités parascolaires et le temps de déplacement. Une telle approche s’apparente à la façon dont les parents prennent des décisions relatives à l’instruction de leurs enfants. On examine ensemble les facteurs pertinents pour décider si, globalement, l’expérience éducative est inférieure au point de pouvoir dissuader les titulaires de droits d’inscrire leurs enfants dans une école de la minorité linguistique. » [§ 39]
- En fin de compte, l’évaluation doit être axée sur l’équivalence réelle de l’expérience éducative. « Si, dans l’ensemble, l’expérience est équivalente, les exigences de l’art. 23 sont respectées. » [§ 41]
Ayant ainsi répondu à cette question, la Cour tire des conclusions au sujet de l’analyse effectuée par le juge qui a examiné la requête des parents : « Le juge a évalué les facteurs pertinents de façon exhaustive et holistique. Il a souligné la grande qualité de l’instruction et les bons résultats scolaires. Toutefois, au moment d’établir l’équivalence réelle globale, il a conclu que les programmes offerts à Rose-des-vents n’étaient pas de qualité suffisante pour pallier le caractère inadéquat de ses installations, la surpopulation et les longs déplacements. Selon lui, l’écart entre les écoles de la minorité linguistique et celles de la majorité était tel qu’il avait pour effet de limiter l’inscription et de contribuer à l’assimilation. [Il n’y a] aucune erreur de principe dans son analyse. » [§ 57]
Les coûts et les considérations pratiques sont-ils pertinents pour l’analyse de l’équivalence?
« L’analyse de l’équivalence s’attache […] aux faits, et non à la reconnaissance d’un droit. Le tribunal aura déjà examiné les coûts et les considérations pratiques dans le cadre de l’analyse de la “justification par le nombre” pour déterminer l’étendue des droits que confère l’art. 23 au groupe linguistique minoritaire. Ce serait compromettre cette analyse que d’examiner de nouveau les coûts et les considérations pratiques, après que le niveau approprié de services d’enseignement eut déjà été fixé. Une telle approche n’est ni logique ni fondée sur des principes. Par conséquent, il n’est pas opportun pour les gouvernements provinciaux ou territoriaux de soulever des questions liées aux considérations pratiques ou aux coûts dans le cadre de l’analyse de l’équivalence factuelle entre les écoles de la minorité linguistique et celles de la majorité linguistique. » [§ 46]
Est-il nécessaire de déterminer qui, d’une province ou d’un conseil scolaire, est responsable de la violation avant même de conclure qu’il y a violation de l’article 23?
La Cour considère que « le type de litige en cause dans [cette affaire] est inhabituel ». L’article 23 reconnaissait déjà aux parents un droit à l’instruction dans la langue de la minorité, et leur requête visait avant tout à contraindre le gouvernement provincial et le Conseil scolaire francophone (CSF) à s’acquitter des obligations existantes. En sollicitant un simple jugement déclarant qu’il n’y avait pas équivalence au sens de l’article 23, sans chercher à obtenir au départ une réparation concrète [comme la construction d’une nouvelle école], les parents espéraient que ce jugement soit suffisant pour obtenir une réponse favorable du gouvernement.
Or, la province a contesté la validité de l’ordonnance de division en étapes de l’instance, qui séparait l’analyse de l’équivalence des services, l’attribution de la responsabilité d’une violation éventuelle de l’article 23 et la mise en place de mesures réparatrices. Selon la Province, « un tribunal ne peut pas conclure qu’un groupe de titulaires des droits garantis par l’art. 23 ne reçoit pas les services auxquels il a droit si la question de la responsabilité n’a pas été tranchée. À son avis, la conclusion qu’une école de la minorité linguistique n’est pas équivalente n’équivaut pas à une conclusion selon laquelle il y a violation de l’art. 23. » [§ 59]
La Cour rejette la position du gouvernement provincial. « Le jugement déclaratoire prononcé par le juge […] constitue une déclaration limitée, ou faite à première vue, de violation de l’art. 23. Dans ces circonstances, […] il n’y a aucune différence entre une conclusion d’absence d’équivalence et une conclusion selon laquelle les titulaires de droits n’ont pas reçu les services auxquels ils ont droit en vertu de l’art. 23. » [§ 61].
Quant à la validité de l’ordonnance de division en étapes de l’instance, voici les conclusions de la Cour : « Correctement structurée, formulée et comprise, [une telle] ordonnance peut faciliter l’accès à la justice en prévoyant que l’instance se déroulera de façon à ce que les questions susceptibles d’être traitées plus rapidement soient résolues en premier, et en réservant l’examen des questions plus accaparantes ou complexes aux étapes ultérieures, surtout si celles-ci pourraient s’avérer inutiles. La division en étapes peut se révéler particulièrement importante dans les litiges mettant en cause l’art. 23 de la Charte. » [§ 69].
En effet, comme la Cour l’avait signalé plus tôt dans son jugement : « L’un des traits distinctifs de l’article 23 est qu’il est particulièrement vulnérable à l’inaction ou aux atermoiements des gouvernements. Le fait de tarder à mettre en œuvre le droit accordé par cet article ou de remédier aux violations de celui-ci peut entraîner l’assimilation et gêner l’exercice du droit lui-même. […] Le risque d’assimilation et d’érosion culturelle augmente avec les années scolaires qui s’écoulent sans que les gouvernements respectent les obligations que leur impose l’article 23. […] Par conséquent, il est essentiel de veiller à mettre en œuvre avec vigilance les droits reconnus par [cet article] et de remédier à temps aux violations. » [§ 28]
L’affaire est-elle terminée?
Certainement pas! « Le […] jugement déclaratoire du juge saisi de la requête est rétabli. L’affaire sera renvoyée à la Cour suprême de la Colombie-Britannique pour la prochaine étape de l’instruction de la requête si cela s’avère nécessaire. » [§ 82]
Or, dans son jugement déclaratoire rendu au terme de la première étape, le juge s’en remettait aux parties en leur permettant de choisir elles-mêmes la meilleure façon de procéder pour remédier à l’absence d’équivalence. « Lorsqu’un ministère provincial de l’éducation et un conseil scolaire de la minorité linguistique ne s’entendent pas sur la meilleure façon d’assurer le respect des exigences de l’art. 23, ils doivent tenter, dans la mesure du possible, de régler eux-mêmes le différend. […] L’art. 23 de la Charte exige de toutes les parties intéressées qu’elles fassent preuve de bonne foi pour que les titulaires de droits bénéficient d’une équivalence réelle. » [§ 67]
La Cour suprême s’attend clairement à ce que les parties fassent preuve de bonne foi et fait preuve d’optimisme en mentionnant qu’il pourrait ne pas s’avérer nécessaire de passer à la prochaine étape de l’affaire.
Autres points dignes de mention
L’exogamie n’a rien à voir à la cause – La Cour juge entièrement « hors de propos » une prétention de la province, selon laquelle la plupart des élèves de l’école Rose-des-vents sont des enfants de couples exogames, et la diminution de l’utilisation du français à la maison s’expliquait de ce fait. « D’après les termes exprès de l’art. 23, le membre d’un couple exogame peut détenir un droit. Les enfants issus des unions dont un membre est titulaire de droit peuvent fréquenter les écoles de la minorité linguistique. [L’article 23] s’applique indépendamment de la possibilité que les parents ou les enfants admissibles ne soient pas francophones ou anglophones ou qu’ils ne parlent pas ces langues à la maison. En fait, une école française peut jouer un rôle crucial dans la transmission de la langue et de la culture françaises alors qu’il est plus difficile pour un des parents de le faire dans un contexte minoritaire. » [§ 76]
La Cour accorde les dépens aux parents – Le juge saisi de la requête « a accordé des dépens spéciaux aux parents devant toutes les cours et au CSF pour toutes les procédures en cours le 4 novembre 2011 ou après cette date. Il l’a fait pour le motif que les parents et le CSF étaient des parties à un litige d’intérêt public qui ont eu gain de cause. » La Cour d’appel avait annulé ces dépens, mais la Cour suprême les rétablit, en plus d’octroyer des dépens spéciaux pour les procédures d’appel aux parents et au CSF [§ 89-90].